Darling

Tu es au milieu de ta troisième chanson quand tu t’arrêtes. Darling. Tu te tiens bien droit, comme en suspens. On dirait, au début, que tu prends un moment pour respirer. Les musiciens continuent de jouer les accords, chaque boucle de plus en plus nerveuse.
Puis tu t’effondres.


Le deuil est une spirale de détails dans lesquels je me perds.

C’était notre rencontre à la Cinémathèque, une journée d’avril glorieusement chaude. C’était le coup de foudre, du genre qui fend l’univers en deux, le avant et le après. C’était Paris, où j’habitais, c’était les heures à t’écrire à l’ombre des Invalides, et c’était cette bouteille de vin du Parc Lafontaine, le soir de mon retour, nos corps se frôlant dans l’herbe humide, nos lèvres sucrées de vin. C’était les détails.

Les détails : ce souper du dimanche où ma sœur nous a annoncé qu’elle était enceinte. Je pleurais, un trop-plein d’émotions en voyant le bonheur de ma famille, et tu m’as prise entre tes bras, dans le creux de ta poitrine moulé parfaitement pour ma tête, et tu m’as dit: Pleure pas. C’est tellement beau. On va avoir une nièce.

Les détails : quand je te regardais composer, saoule à voir tes doigts glisser sur les cordes de ta guitare, l’expertise de ton mouvement, ton sérieux. L’urgence du moment. Un soir, entrelacés sur ton banc de piano, j’ai suivi ton rythme, poursuivi ta mélodie. On chantait timidement, s’échangeant des paroles comme des secrets, tous deux surpris par notre capacité à communiquer ainsi. Les mots sont devenus des vers et des refrains qui sont devenus une chanson: Darling, mon surnom. 

 

 

On soupçonne une overdose. On parle du fléau de la drogue, du désespoir des musiciens. On parle de toi comme si tu étais un héros tragique, mort de l’art, ou mort pour l’art, je ne me souviens plus, dans tous les cas c’est ridicule. C’est comme s’il n’y avait rien que ça, comme si tout le reste n’importait pas. Un musicien qui meurt sur scène. On dit que ton décès frappe l’imaginaire, comme s’il n’était pas réel. Tu jouis de la popularité dont tu me parlais, tard le soir, quand on partageait nos désirs.

  

     

Le soir : comme cette fois au chalet, dans la noirceur intime, enveloppante, le bleu hégémonique de la télévision notre seule source de lumière. Tu traçais mes vergetures avec ton index. Les détails : ceux que je n’ai pas su apprécier au bon moment. Le bleu de tes yeux, ton regard perçant. Ta mâchoire forte, tes joues douces comme la peau d’un bébé. Tes lèvres en coeur. La couleur impossible de tes cheveux: un strawberry blonde parfait, à mi-chemin entre blond, brun et roux. La vague dans ta couette de cheveux en avant, sa fougue le matin. La corne sur tes doigts.

Le deuil est une spirale – non, un vortex. J’oublie de respirer, souvent. Vais-je avoir besoin de revivre chaque instant, chaque jalon, chaque erreur ? 

 

  

Je passe chez toi, j’ai des consignes de prendre ce que je veux.

Il y a des vêtements sur ton lit, des tiroirs entrouverts, un verre d’eau stagnante sur la table de chevet. Ton déodorant, celui que j’aime, celui qui sent le bois sucré, celui qui restait imprégné dans mes draps le matin. Un polaroid de moi dans ta van, épinglé sur ton mur depuis l’été dernier, depuis le Maine. Il y a ton agenda, tes carnets, ton ordi, encore allumé, un disque dur branché, des projets morts avec toi.

Je voudrais rester pour toujours, mais je pars après quelques minutes. C’est trop violent. Je prends le déodorant et le polaroid. Voici ce qu’il me reste de toi.     

 

  

Les résultats de l’autopsie, un verdict qui tombe. Rupture d’anévrisme liée à une malformation artérioveineuse congénitale. On m’explique qu’un anévrisme, c’est trop de pression – un éclatement. Une anomalie, à ton âge. Un risque minime. On me mentionne que tu as peut-être eu mal à la tête, avant. Je ne sais pas, tu ne me l’as pas dit. Même si tu me l’avais dit, ça n’aurait rien changé.

Voici ce que je sais : un anévrisme est une onde de choc. On ne peut pas blâmer un mode de vie, une mauvaise décision. Il n’y a pas de préavis, pas de solution, aucun adieu. C’est soudain, trop soudain : cruel.

 

 

Quelques moments avant tes funérailles, je regarde ta mère, seule dehors, capter toute la chaleur qu’elle peut, les yeux fermés, la tête tournée vers le soleil. Une petite neige commence à tomber. La maison funéraire est une boîte de verre. Les détails: la lumière imbibe le hall d’entrée comme si c’était l’été, et un millier de flocons argentés flottent dans le vent. Ils reflètent le soleil. On dirait que c’est faux. On dirait un rêve. Puis ils se posent et ils fondent sur le sol et c’est fini. Le soleil est juste en haut des bâtiments, à la cime des arbres. Dans quelques minutes il se cachera et ta mère rentrera et ça aussi, ce sera fini.

La veille, couchée sur le rectangle de mon plancher qui imprègne le soleil en après-midi, j’ai lu qu’à la Nouvelle-Orléans, une fanfare jazz accompagne le cortège funèbre jusqu’au cimetière, la musique d’abord sombre et triste, puis de plus en plus festive. Je me demande ce que tu en aurais pensé.

Aujourd’hui, à tes funérailles toutes en noir et en silence, célébrer la vie que tu as eue est impossible à cause de toute la vie que tu n’auras pas. Tes funérailles sont tristes, et personne n’est soulagé.

 

 

Je l’ai mal raconté, la première fois. Tu te tiens bien droit, comme en suspens. On dirait, au début, que tu prends un moment pour respirer. Les musiciens continuent de jouer les accords, chaque boucle de plus en plus nerveuse. Tu me regardes. Tes yeux me hurlent. Je ne fais rien.

Puis tu t’effondres. 

 

 

Le deuil opère comme le coup de foudre et fend l’univers en deux, le avant et le après. Le après tue le avant.

 

 

On n’a jamais parlé de la mort, mais un soir on a parlé de la fin de notre relation et, naïvement, je pensais que c’était pire. 
Je me demande si j’ai été trop insouciante, si j’ai ignoré des signes.
Je me demande si en pensant trop à la mort on peut la provoquer.
Je me demande si en t’écrivant au passé je te tue une deuxième fois.

 

 

Lundi il y aura les cours, puis le travail, puis le reste. Il y aura des bouteilles de vin au Parc Lafontaine et des soupers du dimanche chez mes parents. Il y aura des concerts, Paris, le Maine. Il y aura une nièce, mais tu ne seras pas son oncle. Voici ce qu’il me reste de toi : rien. Un déodorant, un polaroid, ce n’est rien. Des souvenirs, ce n’est rien. Tu n’es plus là. Tu ne seras plus jamais là. Je devrai tout faire sans toi, dont mourir.
Le deuil est une perte de contrôle.